Lettre à mon ami Jean-Luc Gag

Le 14 janvier 2020

Introduction

Suite à la proposition de mon ami Jean-Luc Gag, qui m’a demandé d’apporter ma réflexion sur des sujets tels que l’identité niçoise, le patrimoine et la culture locale, je me permets de vous livrer ces quelques réflexions. Il m’aurait fallu des mois pour tenter de répondre utilement à cette proposition. Pris par le temps, je livre ces pensées, écrites de manière spontanée, en étant convaincu de leur imperfection. Prenez-les donc pour ce qu’elles sont : à la fois des idées, mais aussi l’évocation de leur contraire, car ne pouvant imaginer arriver à une quelconque vérité, il faut bien se contenter de la dialectique qui la précède. Par ailleurs, il m’a semblé préférable d’aborder ces questions de manière plutôt générale, souvent politique, plutôt que d’entrer en détail dans des domaines que je ne maîtrise pas forcément, contrairement aux hommes politiques et aux agents de la fonction publique qui s’y dévouent tout au long de l’année. Qu’ils en soient d’ailleurs ici remerciés.

I. L’identité niçoise

Il y a deux façons de préciser les contours d’une identité commune : la première consiste à remarquer ce qu’il y a en commun entre différents individus d’une même communauté, l’autre consiste à souligner ce que des individus de la société étudiée peuvent avoir de différents avec ceux d’une autre communauté.

Parler d’identité à propos d’un peuple pourrait se réduire à faire un catalogue de clichés, parfois liés à une histoire plus ou moins imaginaire, parfois liés à un ensemble de traditions folkloriques. Pour ceux qui aimeraient pousser plus loin l’investigation, les musées et les recueils historiques offrent un aperçu plus réaliste, complet, et instructif sur la richesse du terreau qui a servi à faire émerger la Nice moderne. Pourtant, se contenter de regarder le passé serait nier ce que l’identité peut avoir de mouvant, d’actuel, et d’anticipatif. Nice, tout en étant excentrée, n’en est pas moins dans la même situation que tant d’autres villes en France, confrontée à un monde qui change, à des populations qui se meuvent, et l’on sent parfois que cette volonté farouche de défendre l’identité locale, au travers d’un régionalisme «soft» est une volonté de résister pour ce que nous sommes, face au chaos du monde.

Cela est bien, mais cela est-il suffisant ?

La défense de cette culture ancrée dans une belle et colorée tradition est certes souhaitable, mais on se demande des fois ce qu’elle peut bien nous apprendre à nous locaux, tout comme à l’étranger de passage par la Baie des Anges, pour affronter les difficultés de l’époque. Car n’est-ce pas avec nos bagages culturels que nous devons voyager tout au long du chemin de nos vies ? Nice n’est pas imperméable aux changements du monde, et la tentation muséale, sclérosante (mal qui gangrène tant la pensée française), y est présente, malgré l’énergie mise à faire d’elle une ville moderne.

Je pense qu’il faut insister sur les valeurs que souhaite mettre en avant la Cité. En disant cela je ne dis pas de passer un énième marché avec une quelconque agence de communication, qui nous pondrait des éléments de langage à la mode, à grand renfort de slogans et de logos… Non, je pense à des états-généraux de la culture niçoise, qui incluraient population, écrivains, chercheurs et d’autres personnes de tous horizons, sans que cela soit chapeauté par un dirigisme malvenu.

L’âme niçoise est belle, beaucoup plus belle en tout cas que ce que l’on en entend lorsque l’on parle à des gens d’ailleurs : «Ah ! sur la Côte d’Azur vous êtes superficiels ! Il n’y a que du béton ! Vous êtes racistes !» Il me semble à moi que nous sommes tout le contraire… S’agit-il donc pour ces gens de constater simplement que le Niçois, de par son histoire particulière, n’entre pas tout à fait dans le moule républicain ? Peut-être.

Je pense que cette âme niçoise doit mieux être mise en mots, afin d’incarner une pensée qui soit une pensée de conquête, une pensée méditerranéenne, latine, authentique et universelle.

En tout cas, lorsque l’on crée une manifestation culturelle, qu’elle soit traditionnelle ou pas, identitaire ou pas, ne s’agit-il pas d’instaurer un dialogue entre deux participants, entre le démonstrateur et le spectateur, afin de transmettre un certain nombre d’éléments culturels ? De ce point de vue, lorsqu’une manifestation folklorique est proposée, celle-ci interroge (ou devrait interroger) le spectateur sur les valeurs qui lui sont proposées, et ne devrait pas se limiter pas à la charge émotionnelle ou à l’esthétique de la démonstration.

Ainsi, par rapport à cette question qui m’est posée de l’identité niçoise, je ferais cette remarque : qu’est ce que cette identité a de particulier ? Quelles en sont les valeurs caractéristiques ? Peut-on les citer, les nommer avec précision ? Et que communique-t-elle à l’étranger (la personne étrangère à la Ville) ? Et je précise bien en premier lieu «à l’étranger», car s’il s’agit de ne parler qu’à sa propre population, pour la conforter dans son sentiment d’appartenance à la communauté, je ne pense pas que cela mérite forcément une étude aussi approfondie. On pourrait tout aussi bien se contenter de valider l’idée et passer à autre chose, puisque personne n’est dupe ni de l’intérêt ludique, ni de l’intérêt culturel, ni de l’intérêt politique d’une telle démarche. Ces manifestations traditionnelles et identitaires me semblent louables, puisqu’elles rappellent aux gens qu’ils ne sont pas destinés à devenir uniquement ce qu’ils voient sur TF1. Et ce n’est certes pas moi, qui rafole de ces fêtes, qui souhaiterait les remettre en question. Je m’interroge cependant sur cette impression qui revient régulièrement me titiller : est-ce que cela ne revient pas à se parler un peu à soi-même, dans une attitude quelque peu narcissique, dans une course effrénée à qui sera le plus Nissart ? Par certains aspects Nice est une ville jeune, et en cela elle exprime parfois un caractère enfantin. Personnellement j’attendrais d’elle – parce que j’ai confiance en ses qualités et en ses possibilités – qu’elle grandisse un peu, qu’elle mûrisse. Et pour cela, la première chose à faire serait que Nice apprenne à parler aux Autres.

Qu’est-ce que j’entends par là ? Je ne parle pas du fait de faire de la communication auprès des offices du tourisme du monde entier pour faire venir toujours plus de touristes et d’investisseurs douteux ici. Ça non, je crois que l’on a notre dose. Jusqu’au dégoût. Non, il ne s’agit pas d’une question ni de chiffre d’affaire ni de devises. Je pense sincèrement, comme je l’ai déjà dit plus haut, que Nice a une âme particulière et une pensée qui mériterait de s’affiner, d’être mieux verbalisée (chose que je n’arrive pas à faire dans cette étude d’ailleurs), et que cette pensée pourrait même être exprimée urbi et orbi oserai-je dire. Nice doit porter une parole vers le monde et arrêter de se regarder le nombril. Elle doit porter sa parole et cela suppose aussi d’être à l’écoute de l’Autre, de cet étranger qui vient nous voir. Ne lisez pas en cela une quelconque allusion politique aux événements qui ont vu la France tout faire pour fermer ses portes aux miséreux fuyant les guerres, car je ne parlerai que de ce que je connais.

Grandir pour cette ville, ce serait dialoguer mieux avec le monde afin de faire progresser une certaine pensée niçoise qui a sa place au sein de celui-ci, à un niveau national et international.

Nice est profondément latine, donc humaine, extravertie et sensible, généreuse et accueillante, parfois soupe au lait, souvent braillarde, et tout cela fait son charme.

Grandir serait arriver à affiner une pensée, que je trouve encore un peu brouillonne, et qui est sûrement perçue comme telle par les élites intellectualistes parisiennes.

J’avais lu dans un média national, je ne sais plus lequel, que suite à l’odieux attentat du 14 juillet, Nice était plus écoutée et mieux comprise par la nation française. La cause de ce revirement est bien triste, mais souhaitons que cette prise en considération continue d’être.

Pour conclure, si je ne devais citer que quelques valeurs sur lesquelles je pense que l’identité niçoise pourrait progresser en modernisant son discours, ce serait par exemple la paix, la paysannerie et l’écologie, qui sont, parmi d’autres, des thèmes porteurs et d’actualité. L’organisation de séminaires pour la paix (en parallèle du G20 à l’époque par exemple), de foires agricoles qui mettent en avant la question paysanne (comme à Beuil), ou de salons sur ces thèmes ne serait pas une perte de temps. Certes ce ne sont pas des concepts qui font partie des schémas de communication habituels aux groupes politiques qui dominent la ville, mais il n’y a pas de raison pour qu’ils ne s’en emparent pas de manière sincère.

II. La culture niçoise

Le champ culturel sur lequel on me demande de réfléchir mériterait plutôt une thèse, mais voici quelques réflexions : tout d’abord, et précisant que j’ai la particularité de m’intéresser de par mes activités aux domaines de l’art contemporain et de la littérature, je précise que je discuterai ici surtout de ceux-ci.

Qu’est-ce qu’une culture, si locale soit-elle ? Il me semble qu’il s’agit d’un mesclun d’éléments, individuels et collectifs, mémoriels et anticipatifs, institutionnels et contre-culturels, qui concocte cette grande salade qu’est la culture niçoise. Ajoutez à cela des réseaux antagonistes, une politique parfois peu compréhensible car soumise à différents intérêts dont je ne parlerai pas ici, et l’on obtient un plat riche, relativement savoureux, en tout cas pour ceux qui aiment le sucré-salé. Je vous invite à ne pas voir dans cette assertion uniquement le verre de piquette à moitié vide, mais plutôt le verre de vin de Bellet à moitié plein. Il y a de belles choses qui se passent à Nice, et son expression culturelle, à quelque niveau que ce soit, est foisonnante.

Mais encore trop d’erreurs sont commises. Souvent en raison d’histoires de copinages, comme la cité – et sûrement comme beaucoup d’autres cités françaises – sait les concocter. Cela met à mal la qualité de cette expression culturelle quantitativement riche : placement de sculptures douteuses dans la cité, ou à ses abords, cartes blanches donnés à des personnalités qui n’ont pas leur place, copinages (encore et toujours), etc… la liste pourrait être longue, et au final, si je devais me forcer à être philosophe, je dirais que ce n’est pas bien grave, que ce n’est qu’une histoire de goût, et qu’une certaine homogénéité émerge tant bien que mal. Mais bon quand même… parfois la note est salée, et au final je ne suis pas sûr que tous les visiteurs laissent au serveur le pourboire qu’il aurait pu mériter.

Je vais maintenant introduire l’idée centrale de ce court propos sur la culture niçoise : n’en fait-on pas trop pour l’art contemporain ? Nice et la Côte d’Azur sont des lieux d’art, et les réseaux artistiques nés au XXème siècle ont contribué à créer ce désir d’en faire beaucoup pour l’art plastique. Après tout, qui s’en plaindrait ? Cela contribue à faire de Nice une ville attractive sans nul doute. L’offre publique pour soutenir leurs propos me semble étoffée, voire très garnie. Et tout artiste ayant un peu de talent et qui accepte de lécher un peu les culs arriverait au bout de quelques années à obtenir un bel atelier. Pourquoi se plaindre, comme le font beaucoup, de la misère dans laquelle on laisse l’expression artistique locale ? Il me semble que la Ville en fait bien assez déjà. Peut-être d’ailleurs ces attitudes sont rendues nécessaires par la cherté inhumaine de l’immobilier niçois, qui fait que des groupes spontanés d’artistes n’arrivent pas à émerger et d’y amener sereinement une parole neuve ? Hélas, il est commun de penser, au sein du microcosme artistique auquel j’appartiens, que ce sont toujours les mêmes qui profitent des subsides de la Ville. Et avec quel résultat ? Car soyons francs, une fois sortie de Nice, combien d’artistes locaux, tant bien que mal défendus par la cité, arrivent encore à parler au monde (urbi et orbi toujours) et à être reconnu de lui ? Peu. Très peu. Quelques-uns qui, de toute façon, n’auraient pas besoin de l’aide de la ville. Ainsi, la capacité de la cité à laisser émerger des pensées nouvelles me semble de facto un peu asphyxiée.

Pour avancer encore un peu dans cette idée centrale, j’aborderai maintenant ce point : qu’est-ce qui construit une culture ? Au delà du mesclun évoqué ci-dessus, qui est en lui-même (plus ou moins) fertile, quelles sont les formes d’art les plus utiles à marquer leur temps ou l’histoire ? Peindre la Joconde pour Léonard de Vinci a-t-il plus permis de contribuer à changer son époque que pour les Penseurs des Lumières d’écrire leurs ouvrages ? Je n’en suis pas sûr, mais là encore en ce domaine, mes compétences sont limitées. Je ne suis ni chercheur ni historien. Ce que je veux simplement faire en disant cela, c’est mettre l’accent sur ce qui me semble être un paradoxe : beaucoup d’argent est mis dans les arts visuels et très peu dans la littérature, la philosophie ou la poésie, alors même qu’il me semble que ces arts ont une capacité plus intrinsèque à changer la face de la ville et du monde. C’est une affirmation uniquement technique, qui ne tient pas compte d’un quelconque jugement de valeur sur telle ou telle forme d’art. Sans doute cette distorsion de moyens est induite par l’époque contemporaine, qui voudrait que tout aille vite et que tout soit aisément soumis à une valeur financière, ce qui correspond plus à ce que sont les arts visuels. La ville organise un excellent Festival du Livre, qui n’a pas à rougir face à ses partenaires et concurrents, mais les difficultés réelles auxquels sont confrontés mes amis libraires et bouquinistes me semblent peu prises en compte, eux qui sont les gardiens de la mémoire, du savoir, bien plus que le fallacieux Google, eux qui se proposent d’être des lieux de réflexion utile à faire avancer la fameuse «pensée niçoise» dont j’ai souligné les contours plus haut. Doit-on accepter de les voir s’éteindre, comme on laisse s’éteindre des espèces animales, en dépit de tout bon sens, et parce que l’on se dit «mais qu’y puis-je ?». On pourrait me rétorquer que certaines librairies s’en sortent mieux que d’autres. Oui mais à quel prix ? En s’étant toutes entières soumises à la loi du marché, et en étant devenues des usines à livres à la mode. On se retrouve face à cette question qui occupe tant la pensée mondiale actuellement : que veut-on faire de ce monde, nous, humains, qui comme Prométhée, grâce à la science et à la technologie, avons maintenant accès au pouvoir des dieux ?

J’apprécie le temps calme d’une tasse de thé prise sur un divan à l’ombre d’une étagère garnie de vieux bouquins. L’époque est cruelle envers ceux qui aiment la lenteur et le calme : l’inactivité ne génère pas de profits…

Il faut en faire plus, et faire peut-être différemment, pour défendre la littérature (le système des boîtes à livres pourrait être amélioré), la philosophie (Monaco organise son salon de la Philosophie), et la poésie (pourquoi ne pas en diffuser sur Azur TV, même à des heures tardives ?), et pour rendre ces arts plus populaires.

Le calme et le silence ont un grand avenir. Nice doit arriver à anticiper plus qu’elle ne le fait, les tendances qui feront la règle.

III. Le patrimoine niçois

Je n’aurais rien à dire sur ce plan, en tout cas en ce qui concerne la Ville de Nice. Je m’y connais peu, et tout ce que je vois me semble bien fait. Je rappellerai juste que le Comté s’est aussi construit sur la paysannerie, l’agriculture, sur la nature qui est si belle dans notre région, et quoi que bien que nous n’ayons pas forcément le même rapport avec elle aujourd’hui que nous eussions pu l’avoir dans le passé, n’en a certainement pas moins participé à un moment ou à un autre à l’émergence d’une pensée utile à la société niçoise, à son âme, à sa poésie. Préservons la à tout prix, contre les tentations innées chez certains de vouloir bétonner, aménager, construire, dynamiser, bref toutes ces conneries d’économistes… Là aussi Nice, et je prends le mot Nice au sens large, qui jouit d’une situation privilégiée dans le monde (n’est-ce pas une pépite sur le plan paysager et naturel), doit apprendre à mieux respecter les beautés immenses du patrimoine naturel qui l’entoure. La poésie offerte par un arbre dont les feuilles bougent doucement dans l’air fraîchissant d’une fin de journée d’été vaut mieux que la jouissance éphémère proposée à un nanti par la construction d’une inutile piscine chlorée. Victor Hugo aurait-il pu écrire ses Contemplations aujourd’hui ? La poésie du futur sera-t-elle une poésie du béton ? Il en va pour Nice de son identité, de son histoire et de son honneur.

Merci de votre attention.

Jérémy Taburchi
www.taburchi.com